
Brevets quantiques : une souveraineté qui s’écrit à l’encre juridique
WHY QUANTUM MATTERS, en partenariat avec OVHcloud
Dans ce nouvel épisode de l’émission Why Quantum Matters , Magali Touroude, CEO de YesMyPatent, et Fanny Bouton, Quantum Lead chez OVHcloud, explorent un territoire souvent négligé de l’innovation technologique, celui de la propriété intellectuelle. Au cœur de la discussion menée par Richard Menneveux, se pose la question de la place stratégique des brevets dans la filière quantique et les risques systémiques liés à leur sous-utilisation en Europe.
Une mécanique de protection encore mal comprise
Magali Touroude, ingénieure de formation, explique avoir quitté le monde de la recherche pour se tourner vers un métier qui croise technologie, stratégie et droit. Elle résume le rôle du brevet par analogie avec l’immobilier, déposer une demande de brevet revient à déposer une demande de permis de construire. L’obtention de ce « permis » détermine ensuite si l’on peut exploiter librement l’innovation ou non. « Ce n’est pas pareil d’avoir un brevet délivré que d’avoir juste déposé une demande », précise-t-elle.
La protection n’est ni immédiate, ni automatique. Une demande mal préparée peut être rejetée, tout en exposant publiquement les éléments clés d’une invention. Magali Touroude rappelle que le brevet est publié au bout de 18 mois, ce qui laisse une fenêtre de repli. Si les preuves de faisabilité ne sont pas au rendez-vous, le dépôt peut être retiré à temps. « Il ne faut pas déposer trop tôt, mais il ne faut surtout pas attendre trop longtemps. Le brevet appartient à celui qui le dépose, pas à celui qui invente », insiste-t-elle.
Une culture de la propriété intellectuelle encore balbutiante
L’écart culturel entre les États-Unis et la France en matière de protection des innovations est manifeste. Aux États-Unis, les ingénieurs sont formés très tôt à signer des NDA, déposer des provisional patents et construire une stratégie IP en parallèle du développement produit. En France, la formation reste limitée. « J’ai eu une heure de droit de la propriété intellectuelle pendant mes études d’ingénieur. Donnée par notre professeur de qualité », témoigne Magali Touroude.
Fanny Bouton, impliquée dans les projets quantiques d’OVHcloud, observe également que les brevets sont souvent perçus comme un frein, un coût inutile ou une complexité administrative. Pourtant, l’absence de brevet réduit considérablement la valeur d’une startup, notamment lors des levées de fonds. « Un brevet, c’est un actif. Sans brevet, tout ce que vous avez développé peut être exploité librement par d’autres. »
Une asymétrie géopolitique
Les chiffres rappellent une réalité dérangeante. En Europe, les principaux déposants de brevets quantiques sont Samsung, IBM, Baidu, Microsoft. En Chine, les dépôts sont massivement subventionnés, jusqu’à 250 000 € par brevet internationalisé. Cette politique industrielle n’est pas marginale. Elle révèle une stratégie d’occupation juridique et économique des territoires technologiques clés.
Magali Touroude évoque l’image d’un jeu de Go. Chaque brevet posé est une pierre sur le plateau, et ceux qui en déposent depuis dix ans dessinent déjà les frontières d’une économie future. Le rythme de dépôt dans le quantique est désormais supérieur à celui des publications scientifiques. L’Europe reste active, mais pas suffisamment défensive. « Nous devons au moins nous protéger chez nous. »
Le piège de la communication prématurée
Une idée reçue persiste, en communiquant rapidement sur son innovation, on se garantit une antériorité. C’est l’inverse. En matière de brevets, toute divulgation publique peut ruiner la possibilité de protection. Même une présentation sur un plateau télé, un post LinkedIn ou une publication peut suffire à rendre l’innovation non brevetable. « L’examinateur va d’abord chercher le nom de l’inventeur. Il va tomber sur ses interviews, ses publications. Il reconstitue le puzzle. Si toutes les pièces sont là, il considérera que l’invention n’est pas nouvelle. »
Le risque ? Voir son propre contenu devenir la première référence dans le rapport de recherche opposé par l’examinateur. Pour une startup, cela peut se traduire par une perte d’actifs, une baisse de valorisation, voire une impasse stratégique.
Encadrer les collaborations pour éviter les blocages
Le quantique repose sur des projets complexes, souvent copilotés entre laboratoires publics, startups, industriels. Cette diversité d’acteurs génère des situations de copropriété. Environ 25 % des brevets quantiques sont déposés à plusieurs mains, selon Magali Touroude. Sans cadre contractuel clair, ces copropriétés peuvent bloquer un projet. Elle évoque un exemple où une négociation a duré sept ans, bloquant toute levée de fonds. « Les investisseurs sont en stand-by tant que la situation n’est pas clarifiée. »
Il est donc crucial de contractualiser dès le départ la propriété intellectuelle, y compris avec des entités académiques. Une start-up ne doit pas céder ses droits sans contrepartie. Si la négociation est déséquilibrée, des solutions existent, licence exclusive, intervention du comité d’éthique, médiation institutionnelle.
Une nouvelle ère judiciaire s’ouvre en Europe
Jusqu’à récemment, faire valoir ses droits en Europe impliquait de multiplier les procédures, pays par pays. Avec la création de la Juridiction Unifiée du Brevet (JUB), une action unique permet désormais de faire condamner un contrefacteur sur l’ensemble du territoire européen. Cela rend les brevets européens bien plus puissants. « C’est une arme juridique, avec des dommages calculés sur toutes les ventes européennes. Ceux qui auront des portefeuilles solides seront en position de force. »
Breveter, valoriser, résister
Magali Touroude formule en conclusion « Ce qu’on a en France, ce sont des idées brillantes. Ce qu’il nous manque, c’est la capacité à transformer ces idées en actifs valorisables. Si on ne protège pas nos innovations, on restera dans une posture de dépendance. »
Ce à quoi Fanny Bouton complète : « Il faut soutenir, valoriser, protéger. Et surtout, apprendre à communiquer intelligemment. »
Dans un monde où le quantique s’impose comme une infrastructure critique de demain, le dépôt de brevet devient un acte fondateur, ce n’est ni gadget, ni une formalité, mais une véritable condition d’existence.